Le fait de harcèlement comme technique de management reconnu par la justice

samedi 9 janvier 2010


Jusque là, le harcèlement relevait aux yeux de la justice d’une pathologie individuelle, pratiquée par un pervers narcissique.

La co-responsabilité de l’entreprise était bien envisagée, mais comme un moyen de l’inciter à la prévention, par la mise en place de structures d’écoute, de résolution de conflit... jamais comme réel responsable du harcèlement.

Or, le développement de vagues de suicides dans de grands groupes, Renault ou France Télécoms (dont le PDG attribuait cela à « une mode »), a démontré que cette souffrance au travail, ces harcèlements relevaient des nouvelles méthodes de management en vigueur depuis quelques années.

Les enseignants sont particulièrement touchés par ces évolutions : « Il ne fait absolument aucun doute que les enseignants sont parmi les personnes les plus touchées par le stress au travail » (rapport du Comité syndical européen de l’éducation (CSEE)).

Parler de stress est d’ailleurs insuffisant (le stress ne renvoie qu’à une souffrance individuelle sans voir les causes organisationnelles) car la dégradation du métier a beaucoup à voir avec les nouveaux cadres imposés par l’administration et, dans l’enseignement privé, avec la démarche des écoles qui se placent de plus en plus dans une logique de marché au service d’une « clientèle ».

La chambre sociale de la Cour de cassation entérine cette analyse sur le plan juridique par un arrêt du 10 novembre 2009.

 L’affaire

Contestant son licenciement, un ancien responsable technique d’un centre de colonie de vacances, situé à Lus-la-Croix-Haute (Drôme), voulait faire reconnaître que son inaptitude avait pour origine le harcèlement moral dont il avait été victime de la part du directeur du centre.

Mise à l’écart, ordres et contre-ordres, non-respect des plannings, communication par inscription sur un tableau des tâches à réaliser, etc.

La Cour de cassation vient de lui donner raison, dans un arrêt du 10 novembre, confirmant celui de la cour d’appel de Grenoble du 8 octobre 2007, qui avait annulé son licenciement et condamné l’association gestionnaire du centre de vacances, à lui verser 25 000 euros en réparation du préjudice subi.

 L’évolution radicale de la jurisprudence

Ce dossier pourrait apparaître comme une classique affaire de harcèlement moral si la Cour de cassation n’y avait introduit une vision très innovante.

Jusqu’à présent, le harcèlement moral était enfermé dans le cadre des relations interpersonnelles. Or, pour la première fois, la haute juridiction reconnaît qu’il peut aussi être le produit de certaines formes de management, comme elle l’a perçu au travers des témoignages des anciens salariés.

Ainsi, selon l’arrêt, « peuvent caractériser un harcèlement moral des méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé ».

Cet arrêt devrait obliger certains employeurs à revoir leur mode de management ou leurs stratégies de défense. En effet, depuis la loi de 2002, qui inscrit le harcèlement moral dans le code du travail (et dans le code pénal), pour échapper à une condamnation, les entreprises avançaient souvent que « les faits dénoncés par des salariés n’étaient en réalité que du mauvais management », observe Me Isabelle Mathieu, avocate associée du cabinet Daem Partners. « Aujourd’hui, cette parade n’est plus opérante. »

 Pour une remise en cause de l’organisation actuelle du travail

Il est incontestable que la souffrance au travail devient à la fois un problème social et un problème de santé publique.
Ainsi, selon l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset), le risque psychosocial a pour la première fois pris la tête des motifs de consultation des centres de pathologies professionnelles.

Difficile aussi de croire que, seule, la sensibilisation accrue des juges à ce qui se passe dans les entreprises va modifier la donne. Même si l’on peut espérer que cela dissuadera certains dirigeants de mettre en oeuvre de véritables politiques de harcèlement stratégique, la souffrance au travail ne peut être ramenée uniquement à une déviance des modes de gestion des ressources humaines.

Enfin, difficile de croire que le plan d’urgence lancé par le gouvernement, avec l’obligation de négocier un accord sur le stress dans les entreprises de plus de 1 000 salariés avant le 1er février 2010, sera capable d’inverser la tendance.

Non, si l’on veut vraiment remédier aux risques psychosociaux, c’est d’abord au travail et à son organisation qu’il faut s’attaquer. A l’intensification, à la standardisation et à la rationalisation exacerbées des tâches qui sont à l’œuvre depuis une vingtaine d’années et qui ont dégradé le travail et les relations sociales dans les entreprises comme dans les administrations.

Ces évolutions ont concouru à isoler les salariés et à les priver d’un nécessaire soutien collectif. Or c’est le cœur de la souffrance des travailleurs. Être en permanence débordé, avoir le sentiment de ne plus arriver à faire un travail de qualité et ne pas pouvoir en parler à ses collègues, eux-mêmes débordés et souvent en concurrence sur les objectifs, tout cela confine le salarié dans sa solitude. L’urgence, c’est donc de reconstruire des collectifs de travail dans les entreprises et de relancer un droit d’expression des salariés.

Le Centre d’analyse stratégique propose ainsi dans un rapport sur la santé mentale : « Investir dans les collectifs pourrait se révéler une stratégie adaptée aux réalités du contexte économique actuel et de ses évolutions. »

Source : d’après Le Monde, Alternatives économiques