L’ampleur du sadisme organisé infligé à des enfants par l’Eglise catholique et par l’Etat irlandais, mis au jour le dans le rapport publié le 20 mai par la Commission on Child Abuse (Commission d’enquête créée dans le but d’enquêter sur les abus commis sur des enfants dans le cadre des « écoles industrielles ») est trop importante pour que l’on puisse vraiment s’en rendre compte.
Entre 1936 et 1970, 170 000 enfants furent envoyés dans les quelque 50 écoles industrielles - les écoles industrielles ou techniques ont été crées par l’Etat irlandais en 1868 et étaient gérées par l’Eglise -, soit plus d’un enfant sur cent dans chaque tranche d’âge.
Les chiffres avancés dépassent l’imagination. L’esprit se concentre alors sur quelques images. Un Frère, en colère face à l’incapacité d’un élève lent à donner la bonne réponse : “Il a frappé ce garçon, lui a pris la tête et l’a cognée … sur le banc. Les encriers se sont renversés et il était couvert d’encre, de morve et de sang”. Le regard d’enfant sur l’homme qui le frappait : “Il était comme un loup. Sa mâchoire ressortait littéralement et il montrait les dents…” Le Frère qui montait le volume de sa radio au maximum quand un garçon rentrait dans son bureau : “Retire cette chemise de nuit. Tu peux crier autant que tu veux maintenant, petit salopard”.
Quelle société autoriserait que l’on envoie des enfants dans un système de terreur ? L’Irlande, indépendante depuis peu, soutint un système de prisons pour enfants, dirigé dans un climat de violence arbitraire, dans lequel régnaient la perversion et une impunité absolue.
D’ordinaire, on associe ce genre d’institution à des systèmes totalitaires. L’Irlande n’était pas un régime totalitaire. Mais elle en a reproduit les effets, en particulier pour les enfants pauvres. Les méthodes employées dans ces écoles industrielles rappellent celles des camps de concentration : têtes rasées, recours à l’humiliation pour détruire l’identité des détenus, attaque de chiens, passage à tabac des détenus tandis qu’ils étaient suspendus à des crochets fixés au mur.
Comment a-t-on créé un tel système totalitaire ? Le plus facile serait de parler de monstres. Mais les moines et les religieuses qui dirigeaient ces prisons étaient les enfants de fermiers et de commerçants aux vies toutes ordinaires. C’étaient de bons garçons et de braves filles issus de bonnes familles, qui avaient fait la joie de leurs parents en rentrant dans les ordres. La plupart d’entre eux n’avaient pas toujours été sadiques. Ils ont appris, comme c’est toujours le cas des tortionnaires, à déshumaniser leurs victimes et à considérer l’horreur comme la normalité.
Ce sens de la normalité était renforcé par une dynamique de groupe où ceux qui avaient déjà fait couler le sang mettaient la pression sur ceux dont ce n’était pas le cas. Ainsi, un Frère a parlé à la Commission d’un “incident au cours duquel d’autres Frères l’avaient applaudi en apprenant qu’il avait puni l’un de ses élèves en lui donnant un coup de poing au visage. Avant cela, il n’avait jamais eu recours à une punition aussi sévère”.
Par ailleurs, les autorités étaient au courant. Le ministère de l’Education n’ignorait rien de cette culture de la violence, tout comme l’Eglise et l’Etat. Dans les années 1960, le Premier ministre irlandais Eamon de Valera et l’archevêque de Dublin John Charles McQuaid, en avaient personnellement été informés.
Cette culture de la violence n’aurait pas survécu sans trois facteurs : le pouvoir, le sexe et la classe sociale. Les bourreaux tiraient leur puissance de l’immense poids de l’Eglise qui les a recouvert d’un voile d’impunité. Un Frère a avoué à la Commission que “avoir le droit de frapper les garçons lui donnait un sentiment de puissance”.
Le degré de perversion avec lequel cette puissance était souvent exprimée laisse cependant penser que ces personnes n’étaient pas habituées à exercer ce pouvoir. Produits d’une ancienne société colonisée imprégnée d’un profond sentiment d’infériorité, vivant dans une structure religieuse autoritaire, certains se sentaient comme autorisés à faire ce qu’ils voulaient. Tel ce Frère qui obligea, un jour, un garçon de douze ans à lécher des excréments sur ses chaussures. Cette culture dans laquelle chacun pouvait faire ce qu’il voulait est vite devenue une culture de l’impunité.
Le deuxième facteur était le sexe, une haine religieuse du corps que l’on retrouve dans les moyens inventés par les moines pour blesser les corps dont ils étaient responsables. La sexualité, perverse, était écartelée entre l’obsession de la pureté et celle de la prédation sexuelle. Un témoin a déclaré à la Commission : “Le sexe ? Ma première expérience eut lieu dans une arrière-cuisine, coincé contre une chaudière, qui me brûlait la jambe tandis que Frère Dax me violait”.
Le troisième facteur était la classe sociale. On était dans une société où la classe moyenne extériorisait son insécurité à l’égard de son statut par un mépris hystérique des pauvres. La violence était alimentée par la haine psychotique de tout ceux qui ne respectaient pas le modèle de la famille chrétienne respectable. A Goldenbridge, on disait aux filles qu’elles étaient “répugnantes”, “pire encore que les soldats qui avaient crucifié le Christ”. Et aux garçons dont la mère était célibataire, que celle-ci était une “vieille pute”.
Ce sont bien les institutions qui ont imposé ce cauchemar mais ces relations perverses entre pouvoir, classe sociale et sexe étaient complètement imbriquées, dans l’ensemble de la société. Elles incarnaient le côté obscur d’une République d’Irlande jamais effleurée par la lumière du jour.
Fintan O’Toole, The Irish Times du 26 Mai 2009
Source Presseurop